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Le rideau tiré

(nouvelle)
 Fi
Simone enfila son petit tablier de cuisine et en noua les liens dans son dos.
Une brume blanchâtre pailletait de fines gouttelettes chaque brin d’herbe, chaque
brindille du jardin depuis longtemps laissé à l’abandon. Ce qui avait, autrefois, été
un potager, semblait en cette trouble soirée automnale s’être lové dans une aura
de mystère blafard.

-  Brrrr …  fit Simone en tirant les rideaux.

Elle ouvrit la porte du frigidaire.
- Que vais-je bien préparer ce soir ?   s’interrogea-t-elle.

Charles n’allait pas tarder à rentrer, le ventre creux, l’œil brillant.
- Qu’est-ce qu’on mange ?


Cela faisait maintenant cinquante ans que Simone ouïssait, sans l’entendre
vraiment, ce leitmotiv, cet appel plein d’espoir d’un estomac aux abois.
-  Qu’est-ce qu’on mange ?

Cinquante ans qu’elle jonglait avec poêles, poêlons, casseroles pour
concocter chaque soir un repas copieux et toujours différent.
Simone ouvrit à nouveau la porte du frigo, celle du four et enfin celle du
placard à balais.

Puis elle s’assit et n’attendit rien.

Elle goûta l’instant présent, écouta le hululement lointain d’une effraie
affamée,  perçut la froideur visqueuse de la brume, renifla longuement
l’odeur trouble et écœurante des feuillages pourrissants.
Assise, au milieu de nulle part, elle percevait tout avec une acuité dont
la puissance et la nouveauté l’émerveillaient.

La porte s’ouvrit et Charles entra dans la cuisine. Un vide olfactif total
le heurta de plein fouet. Aucune de ces habituelles savoureuses odeurs
beurrées ou persillées. Point de soupe, ni de ragoût.
Le questionnement traditionnel se mua, sous l’effet de la surprise, en un :
Qu’est-ce que tu as ?
Simone ne répondit rien. Le regard fixe, elle contemplait sur le mur de la
cuisine, un spectacle qu’elle était seule à voir et qu’elle ne partagerait
jamais avec qui que ce soit.
- Qu’est-ce que tu as, tu es malade ?

Soudain, Simone se leva. Elle aperçut Charles.
- Ah, c’est toi !

Elle s’approcha de son mari, lui déposa un baiser furtif sur la joue et
demanda :
- Qu’est-ce qu’on mange ?

Pour la première fois, depuis cinquante ans, Charles sortit une poêle du
buffet en chêne, y versa quelques gouttes d’huile, ouvrit le frigidaire, en
sortit quatre œufs, les cassa et les fit frire. Une délicieuse odeur se répandit
dans la cuisine.
Charles disposa deux assiettes sur la table. Simone s’assit et mangea de
bon appétit.

  
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